[53] L’apport de P. Teilhard de Chardin se situe dans cette perspective ; cf. Paul VI, Discours dans un établissement de chimie pharmaceutique (24 février 1966) : Insegnamenti 4 (1966), 992-993 ; Jean-Paul II, Lettre au Révérend P. George V. Coyne (1erjuin 1988) : Insegnamenti 11/2 (1988), 1715 ; Benoît XVI, Homélie pour la célébration des Vêpres à Aoste (24 juillet 2009) :Insegnamenti 5/2 (2009), 60..
Pour information, voici ce texte en français :
AU R. P.
GEORGE V. COYNE, SJ,
DIRECTEUR DE L'OBSERVATOIRE DU VATICAN,
(LA DOCUMENTATION CATHOLIQUE • 18 DÉCEMBRE 1988 • N° 1974)
(*) Texte original anglais dans l'Osservatore Romano du 26
octobre. Traduction, titre, sous-titres et note de la DC.
« La grâce et la paix soient avec vous, de la part de Dieu
notre Père et du Seigneur Jésus-Christ. » (Ep 1, 22.)
Alors que vous vous apprêtez à publier les communications
présentées lors de la Semaine d'études qui s'est tenue à Castelgandolfo du 21
au 26 septembre 1987 (1), je saisis cette occasion pour vous exprimer ma
gratitude et, par votre intermédiaire, à tous ceux qui ont contribué à cette
importante initiative. Je suis sûr que la publication de ces actes rendra
encore plus féconds les fruits de cette entreprise.
Le 300e anniversaire de la publication des Philosophiae naturalis
principia mathematica de Newton a fourni au Saint-Siège l'occasion de patronner
une Semaine d'études qui a réfléchi sur les multiples relations existant entre
la théologie, la philosophie et les sciences naturelles. L'homme qui a été
ainsi honoré, Sir Isaac Newton, a consacré la plus grande partie de sa vie à
ces problèmes, et l'on peut trouver ses réflexions à ce sujet dans ses
principaux ouvrages, ses manuscrits inachevés et sa vaste correspondance. La
publication de vos communications données pendant cette Semaine d'études,
reprenant quelques-unes des questions explorées par ce grand génie, me donne
l'occasion de vous remercier pour les efforts que vous avez consacrés à un
sujet d'une importance capitale. Le thème de votre conférence, «Notre
connaissance de Dieu et la nature : physique, philosophie et théologie », est
assurément un thème crucial pour le monde contemporain. Étant donné son
importance, j'aimerais traiter certains problèmes que les interactions entre
les sciences naturelles, la philosophie et la théologie posent à l'Église et à
la société humaine en général.
L'aspiration de
l'humanité et de l'Église à l'unité
L'Église et l'Institution académique s'engagent l'une et
l'autre au service de la civilisation humaine et de la culture mondiale comme
deux institutions très différentes mais essentielles. Nous portons devant Dieu
d'énormes responsabilités pour la condition humaine parce que, historiquement,
nous avons eu et nous continuons d'avoir une très grande influence sur le
développement des idées et des valeurs, et sur le cours de l'activité humaine.
Nous avons l'une et l'autre une histoire qui remonte à des milliers d'années :
la communauté académique remonte aux origines de la culture, à la cité, à la
bibliothèque et à l'école; et l'Église fonde ses racines historiques dans
l'ancien Israël. Nous sommes souvent entrées en contact au cours. de ces
siècles, parfois pour nous aider l'une l'autre, d'autres fois à cause de
conflits inutiles qui ont gâté notre histoire à toutes deux. Nous nous sommes
rencontrées une fois de plus au cours de cette Conférence et cela fut d'autant
plus opportun que, alors que nous approchons de la fin de ce millénaire, nous
avons commencé ensemble une série de réflexions sur le monde tel que nous
l'expérimentons, tel qu'il modèle et défie nos actions.
Une si grande partie de notre monde semble fragmentée, en
pièces détachées. Une si grande partie de la vie humaine se passe dans
l'isolement ou l'hostilité. La division entre les nations riches et les nations
pauvres continue à s'accroître ; le contraste entre les régions du Nord et du
Sud de notre planète devient toujours plus marqué et intolérable. L'antagonisme
entre les races et les religions déchire des nations en camps ennemis ; les
animosités historiques ne montrent aucun signe d'affaiblissement. Même à
l'intérieur de la communauté académique, la séparation entre la vérité et les
valeurs persiste, et l'isolement des diverses cultures — scientifique,
humaniste et religieuse — rend difficile, sinon parfois impossible, un discours
commun.
Mais, dans le même temps, nous constatons dans de larges
secteurs de la communauté humaine une ouverture critique croissante vers des
gens de culture et de formation différentes, de compétences et de points de vue
différents. De plus en plus souvent, les hommes cherchent cohérence
intellectuelle et collaboration, et ils découvrent des valeurs et des
expériences qu'ils ont en commun à l'intérieur même de leur diversité. Cette
ouverture, cet échange réciproque dynamique, sont un trait notable des
communautés scientifiques internationales ; elles reposent sur des intérêts communs,
des buts communs et une entreprise commune, ainsi que sur une profonde
conscience que les intuitions et les résultats de l'un sont souvent importants
pour le progrès de l'autre. D'une manière semblable mais plus subtile, cela
s'est produit et continue à se produire parmi des groupes plus diversifiés,
parmi les communautés qui forment l'Église, et même entre la communauté
scientifique et l'Église elle-même. Cette poussée est essentiellement un
mouvement vers cette sorte d'unité qui s'oppose à l'homogénéité imposée et
apprécie la diversité. Cette communauté est déterminée par une signification
commune et une compréhension partagée qui porte à un sentiment d'engagement
mutuel. Deux groupes qui, au début, pouvaient sembler ne rien avoir en commun
peuvent commencer à entrer en communauté l'un avec l'autre en se découvrant un
but commun, et ceci, à son tour, peut mener à élargir les domaines de
compréhension et de préoccupation qui sont partagés.
Comme jamais auparavant dans son histoire, l'Église est
entrée dans le mouvement pour l'unité de tous les chrétiens, encourageant
l'étude commune, la prière et les discussions afin «que tous soient un» (Jn 17,
20). Elle s'est efforcée de se débarrasser de tout reste d'antisémitisme et de mettre
l'accent sur ses origines juives et sur la dette qu'elle a envers le judaïsme.
Dans la réflexion et la prière, elle a tourné son attention vers les grandes
religions mondiales, reconnaissant les valeurs que nous possédons en commun et
notre dépendance universelle et totale envers Dieu.
À l'intérieur de l'Église elle-même, on constate un
sentiment croissant d'être une « Église mondiale », ce qui fut une évidence au
dernier Concile œcuménique au cours duquel des évêques originaires de tous les
continents — et non plus principalement d'origine européenne ou même
occidentale — ont assumé pour la première fois leur commune responsabilité
envers l'Église tout entière. Les documents du Concile et du Magistère ont
reflété cette nouvelle conscience mondiale à la fois dans leur contenu et dans
leur tentative de s'adresser à tous les hommes de bonne volonté. Au cours de ce
siècle, nous avons été les témoins d'une tendance dynamique à la réconciliation
et à l'unité qui a revêtu de nombreuses formes à l'intérieur de l'Église.
Ce développement ne doit pas apparaître surprenant. En
marchant si nettement dans cette direction, la communauté chrétienne prend
conscience avec une plus grande intensité de l'action du Christ en elle : « Car
Dieu, dans le Christ, réconciliait le monde avec lui. » (2 Co 5, 19.)
Nous-mêmes sommes appelés à continuer la réconciliation des êtres humains, les
uns avec les autres, et tous avec Dieu. Notre nature même d'Église implique cet
engagement vers l'unité.
Religion et science :
de meilleures relations
Revenant aux relations entre religion et science, il y a eu
un mouvement manifeste, bien qu'encore fragile et provisoire, vers un échange
réciproque nouveau et plus diversifié. Nous avons commencé à nous parler à des
niveaux plus profonds qu'auparavant, et avec une plus grande ouverture aux
perspectives des autres. Nous avons commencé à chercher ensemble une
compréhension plus profonde des disciplines les uns des autres, avec leurs
compétences et leurs limites, en cherchant spécialement des domaines sur
lesquels fonder des bases communes. Nous avons ainsi soulevé d'importantes
questions qui nous concernent les uns et les autres et qui sont vitales pour la
communauté humaine plus large que nous servons. Il est crucial que cette
recherche commune basée sur l'ouverture critique et l'échange, non seulement se
poursuive mais s'accroisse et s'approfondisse en qualité et dans ses objectifs.
On ne peut surestimer, en effet, l'influence que les deux
institutions exercent, et continueront d'exercer, sur le cours de la
civilisation et sur le monde lui-même, et chacune peut offrir bien des choses à
l'autre. Il y a, naturellement, la vision de l'unité de toutes les choses et de
tous les peuples dans le Christ, car celui-ci est actif et présent dans notre
vie de chaque jour, dans nos combats, nos souffrances, nos joies et nos
recherches, et c'est lui qui est au centre de la vie et du témoignage de
l'Église. Cette vision amène avec elle, dans la communauté plus large, un
profond respect pour tout ce qui existe, une espérance et une assurance que la
fragile bonté, la beauté et la vie que nous voyons dans l'univers, se meu-
vent vers un complément et un accomplissement qui l'emporteront
sur les forces de dissolution et de mort. Cette vision assure aussi un puissant
encouragement aux valeurs qui apparaissent à la fois à partir de notre
connaissance et de notre évaluation de la création, et de nous-mêmes en tant
que produits, connaisseurs et serviteurs de la création.
Il est évident que les disciplines scientifiques, elles
aussi, nous fournissent une compréhension et une évaluation de notre univers
dans sa globalité, et de l'incroyable et riche diversité des processus et des
structures qui sont liés les uns aux autres de façon complexe, et qui
constituent ses composants animés et inanimés. Cette connaissance nous a donné
une compréhension plus profonde de nous-mêmes et de notre rôle, humble mais
unique, dans la création. Grâce à la technologie, elle nous a aussi donné la
capacité de voyager, de communiquer, de construire, de guérir et d'effectuer
des recherches, d'une manière qui aurait été presque inimaginable pour nos
prédécesseurs. Cette connaissance et ce pouvoir, tels que nous les avons
découverts, peuvent être employés pour mettre en valeur et améliorer
considérablement notre vie ; ils peuvent aussi être employés dans le but
d'affaiblir et de détruire la vie humaine et l'environnement, même à l'échelle
planétaire.
Signes d'unité dans
la création
L'unité que nous percevons dans la création sur la base de
notre foi en Jésus-Christ comme Seigneur de l'univers, et l'unité qui en
découle et que nous nous efforçons d'établir dans nos communautés humaines,
semblent se refléter et même être renforcées par ce que la science
contemporaine nous révèle. Quand nous regardons l'incroyable développement de
la recherche scientifique, nous découvrons un mouvement sous-jacent vers la
découverte de niveaux de lois et de processus qui unifient la réalité créée et
qui, en même temps, ont damé naissance à la vaste diversité des structures et
des organismes qui constituent le monde physique et biologique, et même le
monde psychologique et sociologique. La physique contemporaine en fournit un
exemple frappant. La recherche sur l'unification des quatre forces physiques
fondamentales — la gravitation, l'électromagnétisme, les interactions
nucléaires fortes et faibles — a remporté un succès croissant. Cette
unification est en mesure de mettre en relation entre elles des découvertes
dans le domaine subatomique et dans le domaine de la cosmologie, d'éclairer
aussi bien l'origine de l'univers que, en fin de compte, l'origine des lois et
des constantes qui gouvernent son évolution. Les physiciens possèdent une connaissance
détaillée, même si elle est incomplète et provisoire, des particules
élémentaires et des forces fondamentales en interaction réciproque au niveau
des énergies basses et moyennes. Ils ont maintenant une théorie acceptable qui
unifie les forces électromagnétiques et les forces nucléaires faibles, tout
comme ils ont des théories des champs dits de grande unification, beaucoup
moins satisfaisantes mais prometteuses, qui tentent d'incorporer aussi
l'interaction nucléaire forte. Toujours dans la ligne de ce même développement,
il y a déjà plusieurs suggestions détaillées pour l'étape finale, la
super-unification, c'est-à-dire l'unification des quatre forces fondamentales,
y compris la gravité. N'est-il pas important pour nous de remarquer que, dans
un monde d'une spécialisation aussi détaillée que celui de la physique
contemporaine, nous rencontrons une poussée vers la convergence ?
Quelque chose de semblable s'est produit également dans les
sciences de la vie. Les biologistes moléculaires ont étudié la structure de la
matière vivante, ses fonctions et ses processus de reproduction. Ils ont
découvert que les mêmes constituants sous-jacents servent à la fabrication de
tous les organismes vivants sur terre et constituent à la fois les gènes et les
protéines que ces gènes codifient. C'est là une autre manifestation
impressionnante de l'unité de la nature.
Responsabilités de la
religion et de la science
En encourageant l'ouverture entre l'Église et les
communautés scientifiques, nous n'envisageons pas une unité disciplinaire entre
la théologie et la science comme celle qui existe à l'intérieur d'un champ
scientifique donné ou à l'intérieur de la théologie proprement dite. Si le
dialogue et la recherche commune se poursuivent, il y aura progrès vers la compréhension
mutuelle et peu à peu découverte d'intérêts communs, et ceux-ci fourniront la
base pour une recherche et une discussion ultérieures. La forme exacte que cela
prendra doit être laissée à l'avenir. Ce qui est important, comme nous l'avons
déjà souligné, est que le dialogue continue et progresse en profondeur et en
ampleur. Dans ce processus, nous devons surmonter toute tendance régressive
vers un réductionnisme unilatéral, la peur et l'isolement voulu pour lui-même.
Ce qui est d'une importance capitale, c'est que chaque discipline continue à
enrichir, à nourrir et à provoquer l'autre discipline afin qu'elle soit
davantage ce qu'elle peut être; c'est qu'elle contribue à notre vision de ce
que nous sommes et devenons.
On peut se demander si nous sommes prêts, ou non, à cet
effort crucial. La communauté des religions mondiales, y compris l'Église,
est-elle prête à entrer dans un dialogue toujours plus approfondi avec la
communauté scientifique, un dialogue dans lequel seront sauvegardée l'intégrité
et de la religion et de la science, et encouragé le progrès de chacune ? La
communauté scientifique est-elle prête actuellement à s'ouvrir au
christianisme, et en fait à toutes les grandes religions mondiales, pour
travailler à construire une culture qui soit plus humaine et, de cette manière,
plus divine ? Avons-nous le désir de courir le risque de l'honnêteté et du
courage que requiert cette tâche? Nous devons nous demander si la religion et
la science contribueront à l'intégration de la culture humaine ou à sa
fragmentation. C'est un choix inéluctable et il nous concerne tous.
En effet, une position de simple neutralité n'est plus
acceptable. S'ils veulent grandir et mûrir, les peuples ne peuvent plus
continuer à vivre dans des compartiments séparés, à la poursuite d'intérêts
totalement divergents à partir desquels ils évaluent et jugent leur monde. Une
communauté divisée favorise une vision du monde fragmentaire ; une communauté
d'échanges réciproques encourage ses membres à élargir leurs perspectives
partielles et à acquérir une vision unifiée nouvelle.
L'unité n'est pas
l'identité
Mais, comme nous l'avons déjà souligné, l'unité que nous
cherchons n'est pas l'identité. L'Église ne propose pas que la science devienne
une religion, ou la religion une science. Au contraire, l'unité présuppose
toujours la diversité et l'intégrité des éléments qui la composent. Chacun des
membres en cause doit non pas être diminué mais devenir davantage lui-même par
un échange réciproque dynamique, car une unité dans laquelle un des éléments
serait réduit à l'autre s'avérerait destructrice, fausse dans ses promesses
d'harmonie, et porterait préjudice à l'intégrité de ses composants. Il nous est
demandé de devenir un. Il ne nous est pas demandé de nous transformer en
l'autre.
Pour être plus précis, la religion et la science doivent
toutes deux préserver leur autonomie et ce qui les distingue. La religion n'est
pas fondée sur la science pas plus que la science n'est fondée sur la religion.
Chacune doit conserver ses principes, sa manière de procéder, ses diversités
d'interprétation et ses propres conclusions. Le christianisme a en lui-même la
source de sa justification et n'attend pas de la science qu'elle soit son
principal défenseur. La science doit donner le témoignage de sa propre valeur.
Alors que la science et la religion peuvent et doivent s'encourager
mutuellement comme des dimensions distinctes d'une culture humaine commune, ni
l'une ni l'autre ne peut prétendre qu'elle constitue une prémisse nécessaire à
l'autre. Nous avons aujourd'hui l'occasion sans précédent d'établir une
relation réciproque dans laquelle chaque discipline gardera son intégrité et
sera cependant radicalement ouverte aux découvertes et aux intuitions de
l'autre.
Mais pourquoi l'ouverture critique et l'échange mutuel
sont-ils une valeur pour chacun de nous? L'unité implique l'aspiration de
l'esprit humain à la compréhension et le désir de l'esprit humain d'aimer.
Quand des êtres humains cherchent à comprendre les réalités multiples qui les
entourent, quand ils cherchent à donner un sens à leur expérience ils le font
en rassemblant de nombreux facteurs dans une vision commune. La compréhension
est atteinte quand de nombreuses données sont unifiées par une structure
commune. L'un éclaire le multiple ; il donne son sens à la totalité. La simple
multiplicité est le chaos; une intuition, un simple modèle, peuvent donner à ce
chaos une structure et le mener à l'intelligibilité. Nous progressons vers
l'unité en cherchant la signification de notre vie. L'unité est aussi la
conséquence de l'amour. Si l'amour est authentique, il ne tend pas à
l'assimilation de l'autre mais à l'union. La communauté humaine commence dans
le désir quand cette union n'a pas encore été atteinte, et elle s'achève dans
la joie quand ceux qui étaient auparavant séparés sont désormais unis.
La théologie doit
prendre en compte les résultats des sciences
Dans les plus anciens documents de l'Église, on voyait la
réalisation de la communauté, au sens radical de ce mot, comme la promesse et
le but de l'Évangile: «Ce que nous avons vu et entendu, nous vous l'annonçons
pour que vous soyez en communion avec nous, et notre communion est avec le Père
et avec son Fils Jésus-Christ. Et nous vous écrivons cela afin que votre joie
soit parfaite. » (1 Jn 3, 3.) Plus tard, l'Église s'intéressa aux sciences et
aux arts, fondant de grandes universités et construisant des monuments d'une
extraordinaire beauté, afin que toutes choses puissent être récapitulées dans
le Christ (cf. Ep 1, 10).
Alors, qu'est-ce que l'Église encourage dans ce rapport
d'unité entre science et religion? D'abord et surtout qu'elles en arrivent à se
comprendre. Car, pendant trop longtemps, elles se sont tenues à distance. On a
défini la théologie comme l'effort de la foi pour arriver à la compréhension,
comme fides quaerens intellectum. En tant que telle, elle doit être aujourd'hui
en échange vital avec la science, comme elle l'a toujours été avec la
philosophie et d'autres formes du savoir. La théologie, étant donné son intérêt
premier pour des sujets comme la personne humaine, l'étendue de la liberté, les
possibilités de la communauté chrétienne, la nature de la foi,
l'intelligibilité de la nature et de l'histoire, devra toujours faire appel
d'une manière ou d'une autre aux résultats de la science. La vitalité et
l'importance de la théologie pour l'humanité se refléteront d'une manière
profonde dans sa capacité à incorporer ces résultats.
Nous touchons là un point très important et délicat qui
demande à être soigneusement précisé. La théologie ne peut incorporer
indifféremment toutes les théories philosophiques ou scientifiques nouvelles.
Cependant, puisque ces résultats deviennent une partie de la culture
intellectuelle de l'époque, les théologiens doivent les comprendre et éprouver
leur capacité à mettre en relief certaines possibilités de la foi chrétienne
qui n'ont pas encore été réalisées. L'hylémorphisme de la philosophie naturelle
d'Aristote, par exemple, fut adopté par les théologiens médiévaux pour les
aider à explorer la nature des sacrements et l'union hypostatique. Cela ne
signifiait pas que l'Église se prononçait sur la vérité ou la fausseté de la
vision aristotélicienne, car tel n'était pas son propos. Cela voulait dire que
c'était une des riches intuitions offertes par la culture grecque, qu'elle
demandait à être comprise et prise au sérieux, et examinée pour sa capacité à
éclairer divers domaines de la théologie. En ce qui concerne la science et la
philosophie contemporaines, ainsi que les autres domaines de la connaissance,
les théologiens devraient se demander s'ils ont réalisé ce processus
extrêmement difficile, comme le firent les maîtres du Moyen Age.
Tout comme les cosmologies du Proche-Orient ancien ont pu
être purifiées et assimilées dans les premiers chapitres de la Genèse, la
cosmologie contemporaine ne pourrait-elle pas avoir quelque chose à offrir à
notre réflexion sur la création ? Une perspective évolutionniste apporte-t-elle
une lumière pour traiter de l'anthropologie théologique, de la signification de
la personne humaine comme image Dei, du problème de la christologie, et même du
développement de la doctrine elle-même ? Quelles sont les implications eschatologiques,
s'il y en a, de la cosmologie contemporaine, spécialement à la lumière de l'immense
avenir de notre univers? La méthode théologique peut-elle s'approprier avec
fruit les intuitions de la méthodologie scientifique et de la philosophie des
sciences?
On pourrait poser bien d'autres questions de ce genre.
Tenter de les prolonger supposerait ce dialogue intense avec la science
contemporaine qui, dans l'ensemble, a fait défaut chez ceux qui sont engagés
dans la recherche et l'enseignement théologiques. Cela supposerait qu'au moins
certains théologiens soient suffisamment compétents en science pour faire un
usage authentique et créatif des ressources que les théories les mieux assurées
peuvent leur offrir. Une telle compétence leur interdirait de céder à la
tentation de faire un usage non critique et trop hâtif, dans un but apologétique,
de théories récentes, comme celle du « Big Bang » en cosmologie. Mais cela leur
éviterait également de totalement négliger l'intérêt potentiel de ces théories
pour l'approfondissement ou la compréhension de la recherche théologique dans
les domaines traditionnels.
Dans ce processus d'enrichissement intellectuel réciproque,
les membres de l'Église qui sont des hommes de science ou, en certains cas, à
la fois scientifiques et théologiens, pourraient apporter une contribution
capitale. Ils pourraient en outre apporter une aide très souhaitée à d'autres
personnes qui s'efforcent d'intégrer le monde de la science et celui de la
religion dans leur vie intellectuelle et spirituelle, comme aussi à ceux qui
doivent prendre de difficiles décisions morales dans les domaines de la
recherche technologique et de ses applications. Il faut favoriser et encourager
des ministères de médiation comme ceux-ci. Il y a longtemps que l'Église a
reconnu l'importance de tels liens en établissant l'Académie pontificale des
sciences, où un certain nombre de scientifiques de renommée mondiale se
rencontrent régulièrement pour discuter de leurs recherches et communiquer à la
communauté plus large en quelle direction s'orientent leurs recherches. Mais il
faut faire plus encore.
Un défi plus grand que
celui de la redécouverte d'Aristote
Le problème est urgent. Les développements contemporains de
la science lancent à la théologie un défi beaucoup plus grand que celui de
l'introduction d'Aristote en Europe occidentale, au XIIIe siècle. Mais ces
développements offrent aussi à la théologie des ressources virtuellement
importantes. Tout comme, par le service de quelques grands maîtres comme saint
Thomas d'Aquin, la philosophie aristotélicienne a finalement façonné certaines
des expressions les plus profondes de la doctrine théologique, pourquoi ne
pourrions-nous pas espérer que les sciences d'aujourd'hui, avec toutes les
autres formes de la connaissance humaine, fortifient et informent cette partie
de la théologie qui porte sur les relations entre la nature, l'humanité et
Dieu?
La science peut-elle, elle aussi, retirer quelque avantage
de cet échange réciproque ? Il semble que oui. Car la science connaît son
meilleur développement quand ses concepts et ses conclusions sont intégrés à la
culture humaine plus large et à l'intérêt que cette dernière porte à la
recherche du sens et des valeurs ultimes. Les scientifiques ne peuvent donc pas
se tenir entièrement à l'écart des problèmes traités par les philosophes et les
théologiens. En consacrant à ces problèmes un peu de l'énergie et de l'intérêt
qu'ils mettent dans leur recherche scientifique, ils peuvent aider d'autres
personnes à découvrir plus pleinement les potentialités humaines de leurs
découvertes. Ils peuvent en outre faire eux-mêmes l'expérience que leurs
découvertes ne peuvent pas constituer une suppléance valable à la connaissance
des réalités ultimes. La science peut purifier la religion de l'erreur et de la
superstition ; la religion peut purifier la science de l'idolâtrie et des faux
absolus. Chacune peut mener l'autre dans un monde plus large, un monde dans
lequel toutes deux peuvent prospérer.
La science et la foi
ont besoin l'une de l'autre
Car la vérité est que l'Église et la communauté scientifique
entreront inévitablement en contact; leurs options ne comportent pas
l'isolement. Les chrétiens assimileront inévitablement les idées dominantes sur
le monde, et aujourd'hui celles-ci sont profondément façonnées par la science.
La seule question est de savoir s'ils le feront de manière critique ou sans
réflexion, avec profondeur et équilibre, ou avec cette superficialité qui
avilit l'Évangile et nous fait honte devant l'Histoire. Les scientifiques,
comme tous les êtres humains, devront prendre des décisions sur ce qui, en
définitive, donne sens et valeur à leur vie et à leur travail. Ils le feront
bien ou mal, avec cette profondeur de réflexion que la sagesse théologique peut
les aider à atteindre, ou en absolutisant indûment leurs résultats au-delà des
limites justes et raisonnables.
L'Église et la communauté scientifique se trouvent toutes
deux devant des choix auxquels on ne peut échapper. Nous ferons beaucoup mieux
nos choix si nous vivons dans une collaboration réciproque par laquelle nous
serons continuellement appelés à être davantage. Seul un rapport dynamique
entre la théologie et la science peut révéler les limites qui sauvegardent
l'intégrité des deux disciplines, de sorte que la théologie ne professe pas une
pseudo-science et que la science ne devienne pas une théologie inconsciente. La
connaissance mutuelle peut porter chacune d'elles à être nous-mêmes plus
authentique. Personne ne peut lire l'histoire du siècle dernier sans
s'apercevoir que la crise a eu des répercussions sur l'une et l'autre
disciplines. L'usage de la science s'est avéré en maintes occasions massivement
destructeur, tandis que les réflexions sur la religion se sont trop souvent
montrées stériles. Nous avons besoin l'une de l'autre pour être ce que nous
devons être, ce que nous sommes appelés à être.
Ainsi, en cette occasion du troisième centenaire de Newton,
l'Église, parlant par mon ministère, appelle la communauté scientifique et
elle-même a intensifier les rapports constructifs d'échange réciproque dans
l'unité. Les deux communautés sont appelées à apprendre l'une de l'autre, à
renouveler le contexte dans lequel se fait la science, à faire progresser
l'inculturation que requiert une théologie vivante. Chacune d'entre elles a
tout à gagner d'une telle interaction, la communauté humaine que nous servons
toutes deux a le droit de l'exiger de notre part.
Sur tous ceux qui ont participé à la Semaine d'études
patronnée par le Saint-Siège et sur tous ceux qui liront et étudieront les
travaux qui sont ici publiés, j'invoque la sagesse et la paix en notre Seigneur
Jésus-Christ, et je leur accorde de tout cœur ma bénédiction apostolique.
Du Vatican, le 1er juin 1988.
IOANNES PAULUS PP. II
(1) DC 1988, n° 1953, p. 8-10.
(1) DC 1988, n° 1953, p. 8-10.
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